L'histoire que je vais vous raconter m'est arrivée alors que j'avais seize ans. Je vivais à l'époque chez mes parents à St-Hilaire. Ce soir-là, j'étais allé avec des amis faire un feu de camp dans l'un des « pits de sable » qui entourent le mont St-Hilaire. En fait, ils n'étaient pas vraiment mes amis; plutôt des connaissances. J'étais proche d'un ou deux d'entre eux tandis que je voyais les autres pour la deuxième fois seulement.
On était donc assis autour du feu. L'un des convives
était en train de nous narrer une des nombreuses anecdotes qui lui étaient
arrivée alors qu'il était en état de facultés affaiblies. D'ailleurs, chacune
de ses histoires commençaient par « Eille
l'autre jour ch'tais tellement gelé… ». Personnellement, la consommation de
psychotrope était une activité qui ne m'attirait pas vraiment.
Malgré que je fusse un jeune de seize ans, je me disais
qu'il devait y avoir une autre manière d'être heureux dans la vie que
d'atténuer ses facultés sensorimotrices et cognitives. En cela on peut dire que
j'étais différent des autres de mon âge. Par contre, j'étais tout à fait «
blasé et cynique » comme tous les jeunes de ma génération. Ayant grandi dans les années
quatre-vingt-dix, en me faisant dire qu'il n'y avait pas d'avenir, que la
pollution nous tuerait tous bientôt et que personne ne ferait rien pour arrêter
ni même pour ralentir cet inéluctable processus fruit de la stupidité humaine.
Un peu las de la présence de mes « amis », je décidai
d'aller prendre une petite marche aux alentours. Prétextant d'avoir les jambes
engourdies pour être resté assis trop longtemps dans une position inconfortable,
je me levai et m'éloignai du feu de camp.
C'était le soir mais il faisait encore clair. Je marchais
dans une clairière dont les herbes étaient très hautes; ça me faisait penser à
une savane africaine. C'est à ce moment-là que c'est arrivé. Ça a émergé des
broussailles et ça s'approchait de moi. Au début, je croyais que c'était un
chevreuil; ça avait la même grosseur et c'était brunâtre avec des petites
mouchetures sur le dos. Mais j'ai rapidement compris la vraie nature de cette
créature, même si cela m'apparaissait totalement impossible.
C'était un dinosaure! Un coureur bipède avec des mains
griffues, un visage allongé et des yeux reptiliens. Il ressemblait beaucoup aux
vélociraptors que j'avais vus dans le film Jurassic
Park. J'eus alors très peur en me rappelant d'une réplique du début de ce
film, où l'un des personnages racontait comment ces bêtes dévoraient leurs
proies encore vivantes.
Je me dis que j'étais sûrement dans un rêve, mais je compris
rapidement que ce n'était pas le cas. Fait encore plus étrange, le dinosaure
avait une sorte de bracelet en argent au poignet gauche. Avec sa main droite il
toucha au bracelet puis une voix s'adressa à moi en disant :
– Aie pas peur. Viens. Suis-moi.
C'était bizarre comme voix. C'était en fait plusieurs
voix différentes, comme un montage. Comme s'il avait prix plein
d'enregistrements de voix humaines, en avait isolé les phonèmes et les avait
mis bout à bout pour former cette phrase. Il y avait donc toute sorte de voix
et les intonations n'étaient pas bonnes.
Tout à coup, sans que je ne comprenne comment, je me
retrouvai ailleurs. Comme si je m'étais téléporté. Je contemplai le décor
autour de moi pour constater que j'étais dans une caverne. Il y avait une lampe
en forme de globe blanc au plafond qui projetait une lumière diffuse partout
dans l'endroit sans que rien ne fasse d'ombre. La vaste cavité où je me
trouvais avait un sol parfaitement plat. Elle était aussi grande qu'une classe
moyenne de mon école secondaire. Les six murs de cette pièce hexagonale étaient
sculptés dans le roc et étaient parfaitement droits et lisses. Je constatai
qu'on pouvait bien y voir les strates géologiques. Le plafond était très haut
et formait une voûte, comme dans une église. L'endroit était meublé mais le
mobilier semblait sculpté à même le roc. Un aquarium se trouvait encastré dans
l'un des murs mais son eau était si sale que je ne pouvais voir s'il s'y
trouvait des poissons. Il y avait toute sorte de machines bizarres un peu
partout dans cette grande pièce; on aurait dit un laboratoire. De petites
cavités dans les murs servaient à ranger des choses, c'était comme des armoires
de cuisine mais sans portes. Il y avait un corridor moins bien éclairé, c'était
probablement la sortie.
Bien que je ne savais pas où je me trouvais exactement,
j'avais le pressentiment d'être encore au mont St-Hilaire. Quelque part à l'intérieur de la montagne.
Le dinosaure était encore avec moi. Je pris alors le
temps de l'examiner comme il faut. Son corps était entièrement couvert d'un
plumage lisse et brunâtre, à l'exception du visage qui était nu. Ses plumes
étaient normalement petites et subtiles, sauf pour une crête sur la tête (qui
pouvait se redresser ou se coucher), un éventail à la base de la queue et des «
proto-ailes » sur les biceps. Sa morphologie laissait supposer qu'il
appartenait à une espèce de la même famille que le vélociraptor. Je trouvai
curieux le fait qu'il soit couvert de plumes; on m'avait toujours dit que les
dinosaures avaient plutôt des écailles de reptile.
Une peur incroyable me possédait. Non seulement je me
retrouvais en compagnie d'un prédateur du Mésozoïque, mais j'étais en plus dans
un endroit inconnu et je n'avais aucune idée de comment je m'y étais rendu.
Apeuré, j'hurlai au dinosaure :
– S'il vous plait! Mangez-moi pas!
Le saurien pianota sur son bracelet. Je m'aperçus que
plusieurs petits trous couvraient le dessus de cet ornement, et que le
dinosaure appuyait avec ses griffes à l'intérieur des trous. Je compris que
c'était comme un clavier d'ordinateur qu'il portait au poignet. Je fus
impressionné par la vitesse à laquelle il arrivait à taper dans ces petits
trous; je supposai qu'il était habitué, comme les secrétaires qui tapent vite à
l'ordinateur.
Sitôt qu'il eut cessé de taper, un autre montage de voix
émana de son bracelet :
– Bin oué! Tu m'prends pour qui? Si j'te mets une
poule vivante devant les yeux, tu vas faire quoi? La déchiqueter pis l'avaler
sans pouvoir te retenir? Chu pas une bête sanguinaire. Ça fait que calme-toé!
Un peu plus rassuré, je lui demande :
– Où est-ce qu'on est? Comment je suis arrivé
ici?
Il me répondît encore en faisait usage de son bracelet
parlant :
– T'as accepté de m'suivre pis tu l'as faite de
toi-même. Faque j'ai juste effacé ta mémoire pour pas que tu te rappelle du
chemin qui mène icitte.
Ça me faisait drôle qu'il formule ses phrases presque en
joual. Je me dis sur le moment qu'il a juste étudié la langue d'ici pour me
parler, et qu'il se fout de ce qui est considéré comme du français normatif
international.
– Ç't'ici que j'habite. T'es dans mon loft.
Il me proposa alors de m'asseoir. Il y avait une table
près de nous, avec deux tabourets. La table avait la forme d'un hexagone dont
l'une des arrêtes était soudée au mur. Elle était basse, comme une table de
salon, et n'avait pas dessous; elle était sculptée à même le roc comme la
totalité de la pièce. Les tabourets étaient ronds, couverts d'un coussin, très
larges mais à peine plus bas que la table. Ça ressemblait plus à des poufs qu'à
des sièges. Je m'y assis donc mais c'était inconfortable. Le dinosaure s'assit
sur l'autre pouf en gardant ses jambes complètement dessus mais en les pliant
vers l'arrière. Il était positionné comme un oiseau qui couve. Pour lui c'était
sûrement confortable. S'il y avait eu un plat sur la table, ses bras et son
visage seraient arrivé à la bonne hauteur mais moi j'aurais dû me pencher
beaucoup.
Je n'avais plus peur de lui. J'étais en confiance. Malgré
son apparence, il y avait une sorte de bienveillance dans ses yeux. Je crus
même percevoir une profonde gentillesse dans la voix synthétique qui émana
ensuite de son bracelet pour me dire :
– J'ai d'besoin de toi pour faire…
mettons, une sorte d'expérience. Fais-toi z'en pas, ça fait pas trop mal.
Cherchant à comprendre comment il se faisait que j'avais
devant moins le représentant d'une classe d'animaux éteinte depuis des lustres,
je lui demandai :
– Mais qui êtes-vous?
Il
m'expliqua que son espèce était répandue sur toute la surface de la planète il
y a des millions d'années et qu'elle avait une technologie très avancée. Un
jour un cataclysme est survenu et, pour éviter de mourir, mon interlocuteur a
utilisé une forme de voyage dans le temps qui le fît apparaître dans le mont
Saint-Hilaire en 1958.
– Mettons que j'ai temporairement cessé
d'exister. C'est un ti peu compliqué à vulgariser, mais c'est genre que j'me
désintègre pis j'artrouve mon intégrité spontanément après un délai programmé.
J'avais amené avec moi mon robot. C'est lui qui a construit çte maison-là pis
toute ce qui a dedans. Là je l'ai éteint, j'ai pu besoin de lui.
Il
désignait par « mon robot » une sorte de globe en métal, qui avait
l'air d'une boule de pétanque un peu plus grosse qu'une boule de quille, et qui
traînait sur une tablette au fond de la pièce.
À ce moment là, ma peur étant partie, je réalisai que ce
qui m'arrivait était grotesque. Me croyant dans un rêve, je dis à haute
voix :
– Sérieux, me faire enlever par un dinosaure qui
parle… C'est absurde! Enlevé par un extraterrestre ç'aurait été déjà plus
crédible.
Je pense l'avoir fâché à ce moment-là, mais il m'a
répondu avec des arguments tout à fait rationnels :
– Donc pour toi ya plus de chance que
l'intelligence apparaisse sur une autre planète sous la forme d'une créature
qui serait par hasard humanoïde? Eille réveille! Qu'ess vous avez trouvé s'es
autres planètes à date? Yinque d'la garnotte. Pis s'a Terre? Des animaux avec
des cerveaux qui, même si 'sont pas rationnels, bin 'sont pas si loin de
l'humain. Faque d'après toi la vie intelligente a plus de chance d'apparaître à
partir d'la garnotte ou à partir d'la vie presque intelligente? Allume!
Il me raconta que je ne suis pas le seul à avoir eu ce
genre de réaction. Un des autres humains qu'il a enlevés lui aurait même dit
qu'il aurait préféré se faire enlever par un « être de lumière ».
– Wô, y était-tu pas weird à peu près le gars tu
penses? Eille, comment ç'qu'un réseau complexe d'échange d'informations – ce
qu'est l'intelligence – aurait pu apparaître avec yinque d'la lumière comme
support. Allô!
Je réalisai alors que si un enlèvement par un
extraterrestre ou par un être surnaturel me serait apparu plus « normal » qu'un
enlèvement par un dinosaure intelligent venu du passé, ce n'est pas parce que
ce type d'événement est plus fréquent ou plus probable, mais simplement parce
que notre folklore l'a banalisé.
– Vous avez parlé
d'une expérience…?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire