dimanche 20 mai 2012

Ainsi parlait Saurischia – Chapitre 1

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           L'histoire que je vais vous raconter m'est arrivée alors que j'avais seize ans. Je vivais à l'époque chez mes parents à St-Hilaire. Ce soir-là, j'étais allé avec des amis faire un feu de camp dans l'un des « pits de sable » qui entourent le mont St-Hilaire. En fait, ils n'étaient pas vraiment mes amis; plutôt des connaissances. J'étais proche d'un ou deux d'entre eux tandis que je voyais les autres pour la deuxième fois seulement.
            On était donc assis autour du feu. L'un des convives était en train de nous narrer une des nombreuses anecdotes qui lui étaient arrivée alors qu'il était en état de facultés affaiblies. D'ailleurs, chacune de ses histoires commençaient par « Eille l'autre jour ch'tais tellement gelé… ». Personnellement, la consommation de psychotrope était une activité qui ne m'attirait pas vraiment.
            Malgré que je fusse un jeune de seize ans, je me disais qu'il devait y avoir une autre manière d'être heureux dans la vie que d'atténuer ses facultés sensorimotrices et cognitives. En cela on peut dire que j'étais différent des autres de mon âge. Par contre, j'étais tout à fait « blasé et cynique » comme tous les jeunes de ma génération.  Ayant grandi dans les années quatre-vingt-dix, en me faisant dire qu'il n'y avait pas d'avenir, que la pollution nous tuerait tous bientôt et que personne ne ferait rien pour arrêter ni même pour ralentir cet inéluctable processus fruit de la stupidité humaine.
            Un peu las de la présence de mes « amis », je décidai d'aller prendre une petite marche aux alentours. Prétextant d'avoir les jambes engourdies pour être resté assis trop longtemps dans une position inconfortable, je me levai et m'éloignai du feu de camp.

            C'était le soir mais il faisait encore clair. Je marchais dans une clairière dont les herbes étaient très hautes; ça me faisait penser à une savane africaine. C'est à ce moment-là que c'est arrivé. Ça a émergé des broussailles et ça s'approchait de moi. Au début, je croyais que c'était un chevreuil; ça avait la même grosseur et c'était brunâtre avec des petites mouchetures sur le dos. Mais j'ai rapidement compris la vraie nature de cette créature, même si cela m'apparaissait totalement impossible.
            C'était un dinosaure! Un coureur bipède avec des mains griffues, un visage allongé et des yeux reptiliens. Il ressemblait beaucoup aux vélociraptors que j'avais vus dans le film Jurassic Park. J'eus alors très peur en me rappelant d'une réplique du début de ce film, où l'un des personnages racontait comment ces bêtes dévoraient leurs proies encore vivantes.
            Je me dis que j'étais sûrement dans un rêve, mais je compris rapidement que ce n'était pas le cas. Fait encore plus étrange, le dinosaure avait une sorte de bracelet en argent au poignet gauche. Avec sa main droite il toucha au bracelet puis une voix s'adressa à moi en disant :
              – Aie pas peur. Viens. Suis-moi.
            C'était bizarre comme voix. C'était en fait plusieurs voix différentes, comme un montage. Comme s'il avait prix plein d'enregistrements de voix humaines, en avait isolé les phonèmes et les avait mis bout à bout pour former cette phrase. Il y avait donc toute sorte de voix et les intonations n'étaient pas bonnes.
            Tout à coup, sans que je ne comprenne comment, je me retrouvai ailleurs. Comme si je m'étais téléporté. Je contemplai le décor autour de moi pour constater que j'étais dans une caverne. Il y avait une lampe en forme de globe blanc au plafond qui projetait une lumière diffuse partout dans l'endroit sans que rien ne fasse d'ombre. La vaste cavité où je me trouvais avait un sol parfaitement plat. Elle était aussi grande qu'une classe moyenne de mon école secondaire. Les six murs de cette pièce hexagonale étaient sculptés dans le roc et étaient parfaitement droits et lisses. Je constatai qu'on pouvait bien y voir les strates géologiques. Le plafond était très haut et formait une voûte, comme dans une église. L'endroit était meublé mais le mobilier semblait sculpté à même le roc. Un aquarium se trouvait encastré dans l'un des murs mais son eau était si sale que je ne pouvais voir s'il s'y trouvait des poissons. Il y avait toute sorte de machines bizarres un peu partout dans cette grande pièce; on aurait dit un laboratoire. De petites cavités dans les murs servaient à ranger des choses, c'était comme des armoires de cuisine mais sans portes. Il y avait un corridor moins bien éclairé, c'était probablement la sortie.
            Bien que je ne savais pas où je me trouvais exactement, j'avais le pressentiment d'être encore au mont St-Hilaire. Quelque part à l'intérieur de la montagne.
            Le dinosaure était encore avec moi. Je pris alors le temps de l'examiner comme il faut. Son corps était entièrement couvert d'un plumage lisse et brunâtre, à l'exception du visage qui était nu. Ses plumes étaient normalement petites et subtiles, sauf pour une crête sur la tête (qui pouvait se redresser ou se coucher), un éventail à la base de la queue et des « proto-ailes » sur les biceps. Sa morphologie laissait supposer qu'il appartenait à une espèce de la même famille que le vélociraptor. Je trouvai curieux le fait qu'il soit couvert de plumes; on m'avait toujours dit que les dinosaures avaient plutôt des écailles de reptile.
            Une peur incroyable me possédait. Non seulement je me retrouvais en compagnie d'un prédateur du Mésozoïque, mais j'étais en plus dans un endroit inconnu et je n'avais aucune idée de comment je m'y étais rendu. Apeuré, j'hurlai au dinosaure :
              – S'il vous plait! Mangez-moi pas!
            Le saurien pianota sur son bracelet. Je m'aperçus que plusieurs petits trous couvraient le dessus de cet ornement, et que le dinosaure appuyait avec ses griffes à l'intérieur des trous. Je compris que c'était comme un clavier d'ordinateur qu'il portait au poignet. Je fus impressionné par la vitesse à laquelle il arrivait à taper dans ces petits trous; je supposai qu'il était habitué, comme les secrétaires qui tapent vite à l'ordinateur.
            Sitôt qu'il eut cessé de taper, un autre montage de voix émana de son bracelet :
              – Bin oué! Tu m'prends pour qui? Si j'te mets une poule vivante devant les yeux, tu vas faire quoi? La déchiqueter pis l'avaler sans pouvoir te retenir? Chu pas une bête sanguinaire. Ça fait que calme-toé!
            Un peu plus rassuré, je lui demande :
              – Où est-ce qu'on est? Comment je suis arrivé ici?
            Il me répondît encore en faisait usage de son bracelet parlant :
              – T'as accepté de m'suivre pis tu l'as faite de toi-même. Faque j'ai juste effacé ta mémoire pour pas que tu te rappelle du chemin qui mène icitte.
            Ça me faisait drôle qu'il formule ses phrases presque en joual. Je me dis sur le moment qu'il a juste étudié la langue d'ici pour me parler, et qu'il se fout de ce qui est considéré comme du français normatif international.
              – Ç't'ici que j'habite. T'es dans mon loft.
            Il me proposa alors de m'asseoir. Il y avait une table près de nous, avec deux tabourets. La table avait la forme d'un hexagone dont l'une des arrêtes était soudée au mur. Elle était basse, comme une table de salon, et n'avait pas dessous; elle était sculptée à même le roc comme la totalité de la pièce. Les tabourets étaient ronds, couverts d'un coussin, très larges mais à peine plus bas que la table. Ça ressemblait plus à des poufs qu'à des sièges. Je m'y assis donc mais c'était inconfortable. Le dinosaure s'assit sur l'autre pouf en gardant ses jambes complètement dessus mais en les pliant vers l'arrière. Il était positionné comme un oiseau qui couve. Pour lui c'était sûrement confortable. S'il y avait eu un plat sur la table, ses bras et son visage seraient arrivé à la bonne hauteur mais moi j'aurais dû me pencher beaucoup.
            Je n'avais plus peur de lui. J'étais en confiance. Malgré son apparence, il y avait une sorte de bienveillance dans ses yeux. Je crus même percevoir une profonde gentillesse dans la voix synthétique qui émana ensuite de son bracelet pour me dire :
             –  J'ai d'besoin de toi pour faire… mettons, une sorte d'expérience. Fais-toi z'en pas, ça fait pas trop mal.
            Cherchant à comprendre comment il se faisait que j'avais devant moins le représentant d'une classe d'animaux éteinte depuis des lustres, je lui demandai :
             –  Mais qui êtes-vous? 
            Il m'expliqua que son espèce était répandue sur toute la surface de la planète il y a des millions d'années et qu'elle avait une technologie très avancée. Un jour un cataclysme est survenu et, pour éviter de mourir, mon interlocuteur a utilisé une forme de voyage dans le temps qui le fît apparaître dans le mont Saint-Hilaire en 1958.
             –  Mettons que j'ai temporairement cessé d'exister. C'est un ti peu compliqué à vulgariser, mais c'est genre que j'me désintègre pis j'artrouve mon intégrité spontanément après un délai programmé. J'avais amené avec moi mon robot. C'est lui qui a construit çte maison-là pis toute ce qui a dedans. Là je l'ai éteint, j'ai pu besoin de lui.
            Il désignait par « mon robot » une sorte de globe en métal, qui avait l'air d'une boule de pétanque un peu plus grosse qu'une boule de quille, et qui traînait sur une tablette au fond de la pièce.
            À ce moment là, ma peur étant partie, je réalisai que ce qui m'arrivait était grotesque. Me croyant dans un rêve, je dis à haute voix :
              – Sérieux, me faire enlever par un dinosaure qui parle… C'est absurde! Enlevé par un extraterrestre ç'aurait été déjà plus crédible.
            Je pense l'avoir fâché à ce moment-là, mais il m'a répondu avec des arguments tout à fait rationnels :
              – Donc pour toi ya plus de chance que l'intelligence apparaisse sur une autre planète sous la forme d'une créature qui serait par hasard humanoïde? Eille réveille! Qu'ess vous avez trouvé s'es autres planètes à date? Yinque d'la garnotte. Pis s'a Terre? Des animaux avec des cerveaux qui, même si 'sont pas rationnels, bin 'sont pas si loin de l'humain. Faque d'après toi la vie intelligente a plus de chance d'apparaître à partir d'la garnotte ou à partir d'la vie presque intelligente? Allume!
            Il me raconta que je ne suis pas le seul à avoir eu ce genre de réaction. Un des autres humains qu'il a enlevés lui aurait même dit qu'il aurait préféré se faire enlever par un « être de lumière ».
              – Wô, y était-tu pas weird à peu près le gars tu penses? Eille, comment ç'qu'un réseau complexe d'échange d'informations – ce qu'est l'intelligence – aurait pu apparaître avec yinque d'la lumière comme support. Allô!
            Je réalisai alors que si un enlèvement par un extraterrestre ou par un être surnaturel me serait apparu plus « normal » qu'un enlèvement par un dinosaure intelligent venu du passé, ce n'est pas parce que ce type d'événement est plus fréquent ou plus probable, mais simplement parce que notre folklore l'a banalisé.
            –   Vous avez parlé d'une expérience…?