Marie-Hélène vivait le parfait bonheur avec son conjoint Bruno.
Ils habitaient ensemble dans une petite maison d'une banlieue en Montérégie.
Ils venaient de célébrer le septième anniversaire de leur rencontre, et
n'avaient encore jamais connu de dispute majeure.
Elle était une jeune architecte qui sortait tout juste des études. Elle se comptait
chanceuse d'avoir obtenu un emploi stable si peu de temps après l'acquisition
de son diplôme. À vingt-quatre ans, son avenir était déjà assuré.
Son chum
Bruno, âgé de trente-et-un ans, avait quitté les études aussitôt qu'il eut
l'âge légal pour le faire. Il était tombé temporairement dans une période
difficile, où il ne faisait que boire et se droguer avec ses amis, mais se
reprit rapidement en main pour faire un professionnel en menuiserie. Depuis, il
fut employé par diverses compagnies et n'eut aucune difficulté à gagner sa vie.
Il a aidé sa conjointe à payer ses études et avait été le seul à payer la mise
de fond pour acquérir leur chaleureuse maison.
Les
deux jeunes amoureux, lorsqu'ils n'étaient pas au travail, passaient presque
tout leur temps ensemble. Excepté qu'une fois par semaine, Bruno allait prendre
une marche seul dans le boisé derrière leur maison; il disait qu'il voulait se
retrouver seul avec lui-même de temps en temps. Heureux dans leur routine, ils
commençaient à songer à avoir des enfants.
Mais un jour un nuage sombre vînt occulter leur bonheur.
Ce n'était pas quelque chose de tangible ni même de nommable, mais Marie-Hélène
sentait que les choses n'étaient plus comme avant. Bruno était devenu plus
distant et semblait préoccupé. Elle avait l'impression de ne plus l'intéressé
comme avant. En plus, alors qu'il revenait habituellement à la maison tout de
suite après son travail à chaque soir, il rentrait désormais plus tard presque
tous les jours en prétextant s'être arrêté prendre une bière avec ses
collègues.
Un midi, alors que le problème perdurait depuis trois
semaines, Marie-Hélène alla manger avec sa meilleure amie Josée. Leurs horaires
de travail chargé les empêchaient de se voir souvent. Mais les deux jeunes
femmes qui se connaissaient depuis la fin du secondaire, tenaient à préserver
cette vieille amitié. Elles se racontaient tout. Il était donc logique que
Marie-Hélène parle du changement de caractère subit de son chum à sa meilleure
amie.
– C'est clair! s'exclama Josée. Y t'trompe! Les
gars sont toutes pareils.
– Bin là! C'est pas parce qu'yé un peu bizarre
ces temps-ci que ça veut automatiquement dire qu'y m'trompe.
– En tout cas. Ma collègue Sandrine c'est ça qui
yé t'arrivé. La même chose. Son chum devenait bizarre, y rentrait tard, y avait
l'air d'avoir moins de libido, pis – paf! – à découvre qu'ya trompait.
– Ouin bin j'le fais suivre par un détective là.
Pour savoir où y va comme ça tous les soirs. On va bin voir ç'que ça va donner.
– J'te conseille d'aller voir Madame Cassandre.
– « Madame Cassandre »?
– Ç't'une voyante. Tu vas voir 'est bin bonne.
– Une voyante? Franchement Josée, dis-moi pas
que tu crois à ces affaires-là.
– Non j'te l'dis. Madame Cassandre a s'trompe
pas.
La semaine suivante, comme s'il se sentait surveillé, Bruno
revînt à la maison directement tous les soirs. Il continuait pourtant d'avoir
l'air désintéressé et préoccupé. Le détective que Marie-Hélène avait engagé lui
fît un rapport des moindres faits et gestes de son conjoints pour chaque jour
de la semaine, mais il semblait n'y avoir là rien d'anormal. Plus par désespoir
que par crédulité, la jeune femme décida d'écouter les conseils de son amie
Josée et d'aller voir Madame Cassandre, la voyante qu'elle lui avait
recommandée.
– Je vous attendais…, fît la voyante lorsque la
jeune femme pénétra l'obscur endroit.
Bien sûr cela ne prouvait rien. La cartomancienne devait
répéter cette phrase à chaque fois que quelqu'un entrait pour sous-entendre
qu'elle avait prédit son arrivée. L'endroit sentait bizarre et tous les murs
étaient couverts d'étranges ornements issus de cultures diverses.
Marie-Hélène s'asseya et exposa son problème à la vieille
dame.
– Vous avez un objet qui lui appartient? Ou une
photo récente de lui? demanda Madame Cassandre.
– Oui…
Marie-Hélène sortît de sa sacoche une photo sur laquelle
on la voyait avec son conjoint, tout deux enlacés et amoureux. Madame Cassandre
sortît alors une carte de son paquet de tarot, qu'elle déposa sur la table à
droite de la photo. Elle resta songeuse un moment. Puis, elle tira une seconde
carte qu'elle mit à gauche du cliché. Elle sursauta.
– Je l'savais! s'exclama-t-elle. Votre ami est
possédé! Il est habité par un démon… J'vais tirer une autre carte et je vais
savoir l'identité de l'entité démoniaque en question.
– C'est ridicule, soupira Marie-Hélène en
ramassant sa sacoche et son manteau.
La voyante qui n'avait pas interrompue sa cartomancie,
déposa une nouvelle carte au-dessus de la photo et fronça les sourcils l'air
perplexe. Marie-Hélène reprit la photo.
– J'peux pas croire que j'me suis laissé
embarquer dans ç't'affaire-là. Un conseil, si vous voulez vous enrichir à même
la crédulité des gens, arrangez-vous don pour être crédible.
Elle déposa tout de même un billet de vingt sur la table,
et quitta avec hâte cette charlatan.
– Attendez! lui cria Madame Cassandre.
C'était trop tard, elle ne s'adressait plus qu'à un siège
vide.
– …Il y a autre chose, murmura-t-elle pour
compléter sa phrase.
En sortant de chez la voyante, Marie-Hélène réactiva son
cellulaire qu'elle avait éteint pour ne pas être interrompue durant la séance.
Elle avait reçu un message vocal qu'elle écouta en marchant vers son auto. Elle
reconnut la voix du détective :
– Ouin Ma'ame Disamare? C'est Svatoski. Écoutez,
j'ai du nouveau… J'pense qu'on ç'tait trompé de piste. Votre conjoint y vous
trompe pas. J'pense que… bin j'pense qu'yé dans une secte. Écoutez, allez voir
vos emails, j'vous ai envoyé les photos que j'ai pris de lui hier soir.
Lorsqu'elle arriva chez elle, Bruno n'était pas encore
rentré. Elle en profita donc pour aller consulter ses courriels. Elle ouvrît
celui qu'elle avait eut du détective et fit défiler, lentement, les photos
qu'il avait mis en pièces jointes. En contemplant ces images, Marie-Hélène fut
horrifiée. Bien qu'elles aient été prises dans la forêt au crépuscule, on y
reconnaissait distinctement son conjoint Bruno. Il semblait être en train
d'exécuter une sorte de rituel quelconque. Au début cela ressemblait à une
simple prière puisqu'il s'agenouillait et levait les bras vers le ciel. Puis,
sur un cliché suivant, il tenait un couteau ancien et se tailladait
l'avant-bras pour laisser couler de son sang par terre. Peut-être était-ce à
cause du flash ou de la lumière du soleil mais, sur la dernière photo, Marie-Hélène
avait l'impression de voir une lueur démoniaque dans les yeux de son chum.
L'histoire de Madame Cassandre devenait soudainement plus
crédible. La jeune femme décida donc de contacter un exorciste pour l'aider à
libérer son amoureux de l'emprise du démon. Elle eut moins de difficulté
qu'elle ne l'aurait crû à trouver un prêtre qui prit sa requête au sérieux.
– Il nous faut, lui dit l'exorciste, trouver
l'endroit où votre mari s'adonne à ce rituel. C'est un lieu baigné de présence
satanique. Le démon pousse son hôte à s'y rendre pour recharger sa force vitale
et c'est ainsi qu'il maintient son emprise sur lui.
Marie-Hélène n'eut pas besoin de demander au détective où
il avait pris les photos car elle avait reconnu l'endroit. C'était le petit boisé
qui se trouvait derrière chez eux. On voyait bien, en background, un coin de la
toiture bleu de leur troisième voisin. Un soir, prétextant auprès de son chum
qu'elle avait une soirée de filles avec ses amies, elle se rendit sur les lieux,
accompagnée de l'exorciste. Ce dernier avait en mains une baguette de sourcier
et disait sentir « les vibrations » du « courant démoniaque » qui parcourait
ces bois.
À un moment donné, l'exorciste pointa sa baguette vers le
sol et s'exclama :
– C'est ici!
– Ya rien de spécial ici, objecta la jeune
femme.
– 'Faut creuser.
Ils allèrent donc chercher une pelle puis revinrent et
Marie-Hélène commença à creuser. Tandis qu'elle pelletait, son esprit était
tourmenté par mille questions :
« Mais qu'est-ce que j'fais là? » pensa-t-elle.
« Toute cette histoire n'a aucun sens! Mais d'un coup c'est vrai… d'un
coup Bruno est vraiment possédé… Qu'est-ce que ça implique? Est-ce que ç'te
prêtre-là peut vraiment l'aider? »
Sa pelle toucha quelque chose de dur. Elle sortit l'objet
de terre. Il s'agissait d'une sculpture en bois de conifère représentant un
corbeau avec d'énormes yeux et un bec dentelé. Le bois semblait en parfait état
comme s'il venait d'être sculpté.
– C'est un fétiche! s'exclama l'exorciste
paniqué. Le siège du démon. Nous devons le détruire.
– Ça a l'air d'être algonquien, remarqua
Marie-Hélène. J'imagine que ça a de la valeur.
– Vous ne comprenez pas qu'aussi longtemps que ce
fétiche va exister, votre mari va demeurer possédé. Détruisez-le!
Marie-Hélène déposa le corbeau de bois.
– Allez! insista le prêtre.
Elle le frappa avec sa pelle. Cela fît une entaille sur
le front du corbeau. Une petite gouttelette de sève en sortit.
– Continuez! Cet objet est maudit. Il faut en
finir!
Elle continua de donner des coups de pelle sur le fétiche
puis un puissant jet de sang rouge jaillit de la sculpture. Marie-Hélène hurla
de terreur et lâcha la pelle.
– Non! Ne vous arrêtez pas! lui dit l'exorciste.
Il est presque détruit. Allez!
Elle reprit la pelle et frappa un coup très fort avec la
même répulsion que lorsqu'on écrase un énorme insecte. La tête du corbeau se
brisa. Le bois de la sculpture commença alors à noircir. En quelques secondes
il devînt complètement pourri puis se changea en humus.
– Voilà, soupira l'exorciste satisfait. Dieu est
bon.
Quand la jeune femme rentra chez elle, elle trouva son
conjoint assis devant la télévision à regarder le hockey. Il avait l'air
d'aller bien. C'était comme s'il n'avait même pas eu connaissance d'avoir été
possédé.
Durant la semaine qui suivît, les choses semblaient être
redevenues presque à la normale. Sauf que Bruno avait l'air déprimé. Ce qui le
passionnait habituellement ne l'intéressait plus du tout. Chaque soir il
revenait de son travail en se plaignant et en soulignant à quel point sa job
était plate. Il ne participait plus aux tâches ménagères comme avant et ne
soignait plus son apparence physique.
Un samedi soir, il dit à Marie-Hélène qu'il avait besoin
de sortir seul pour se retrouver avec lui-même un moment. La jeune femme le
laissa aller, pensant qu'il allait sans doute prendre une marche dans le bois
comme à son habitude. Mais son conjoint ne revînt qu'aux petites heures du
matin.
Le lendemain, il avait l'air d'avoir retrouvé sa joie de
vivre. Les deux amoureux se firent ensemble un copieux déjeuner après avoir copulé
comme des adolescents en rut.
– Ouin j't'ai pas dis ça, dit Bruno entre deux
bouchées de pain doré. J'ai revu Poiss hier soir.
– « Poiss »?
– Bin oui, Sébastien Poisson-Deschêneaux, mon vieux chum
du secondaire.
– Ah mon Dieu… je l'avais oublié ç'te colon-là.
Où tu l'as croisé?
– Bin c'est moé qui l'a appelé. J'aimerais ça
reprendre contact avec lui pis les autres gars de la gagne. Ça fait longtemps
qu'on n'est pas allé prendre une brosse ensemble.
Marie-Hélène était surprise.
– T'es sérieux? Me semble que tu m'as toujours
dit que ç'tais juste un faticant qui avait pas de but dans vie pis que tu
comprenais pas comment t'avais pu te tenir avec?
– Ouin j'sais. Mais, c'est drôle, j'm'ennuie de
t'ça. Chu nostalgique de ma jeunesse. J'aurais l'goût de… j'sais pas, de me
faire du fun a'ec mes chums comme avant.
La jeune femme sourît. C'était donc la raison de cette
soudaine dépression. Son Bruno prenait un coup de vieux. Elle se dit :
« En fin de compte, peut-être que l'histoire de
la possession et tout ça, c'était pas vrai. Mon chum était bizarre parce qu'il
prenait conscience qu'il n'est plus aussi jeune qu'avant. »
Le jeune couple passa donc un merveilleux dimanche en
amoureux. Ils discutèrent toute la journée comme à leurs débuts.
Le lundi matin, Marie-Hélène qui s'était levée en retard,
sortait de la douche avec empressement lorsqu'elle vît son conjoint, toujours
en boxer, assis sur le divan du salon à manger des chips barbecue.
– Tu travailles pas aujourd'hui? lui
demanda-t-elle.
– Han? Oh non j'ai arrêté ça.
– Qu'ess tu veux dire?
– Bin ma job. J'ai lâché ça. Ça va m'donner plus
de temps pour voir mes chums pis me faire du fun.
– Han!? T'es viré fou? Comment ç'qu'on va vivre?
Juste avec mon salaire j'peux pas payer toutes les comptes pis l'hypothèque.
J'commence moi dans mon domaine. J'peux pas toute…
Bruno la coupa :
– Ah lâche-moi don deux secondes. Tiens, va don
m'faire une bonne sandwich, ça va te calmer un peu.
Marie-Hélène ne savait pas quoi répondre tant la colère
et la surprise l'envahissait. Elle ne pouvait pas croire que le rustre qu'elle
avait devant elle était le même homme que celui avec qui elle avait décidé de
passer sa vie.
Comme elle était pressée, elle se contenta de partir
brusquement en claquant la porte. Elle eut de la difficulté à se concentrer sur
son travail ce jour-là, tant elle était préoccupée par la nouvelle attitude de Bruno.
Ce soir-là, son amoureux était toujours aussi étrange, et cela ne s'améliora
pas dans les deux jours qui suivirent. Il devenait presque comme un enfant. Il
ne pensait qu'à son plaisir immédiat. Quand il avait finît de manger, il
laissait son assiette où elle était. Marie-Hélène l'avait même vu jeter sa
cannette de bière par terre après l'avoir vidée. Une fois qu'un objet avait
comblé son besoin, il ne lui accordait plus aucune attention.
La jeune femme ne savait plus du tout quoi faire ni quoi
penser. À son retour du travail le mercredi soir, elle trouva la maison en désordre
et une note écrite au stylo directement sur la table : « T'es plate Je décrisse Salut »
Elle fondît en sanglot à la lecture de ce message. Pourtant,
au fond d'elle-même, elle était heureuse que Bruno la quitte. Elle n'aimait pas
ce qu'il était devenu. Mais elle pleurait pour l'ancien Bruno, celui qu'il
était avant toute cette histoire. C'est lui qu'elle aimait et qu'elle voulait
retrouver.
Elle raconta toute son histoire à sa meilleure amie Josée
qui ne lui dit qu'un : « J'te l'avais dit que ç'tais un croche. Les
gars sont toutes des écoeurants anyway. » qui ne lui fît aucun bien.
Désespérée, Marie-Hélène décida de retourner voir la voyante. Même si c'était
une source douteuse, il lui semblait que personne d'autre ne pourrait lui
expliquer ce qui c'était passé ces derniers temps.
– Je vous attendais, lui dît Madame Cassandre à
son arrivée chez elle. Assoyez-vous.
Marie-Hélène raconta donc à la voyante tout ce qui leur
était arrivé, à elle et Bruno, depuis sa dernière visite.
– Depuis qu'il a soi-disant été exorcisé… Je
sais pas. C'est comme si y était encore plus différent qu'avant. C'est pire. Au
début y avait juste l'air préoccupé pis asteur yé devenu un vrai homme des
cavernes. Yé-tu… encore possédé?
La voyante lui répondît :
– Non, il
est définitivement libéré du démon pour toujours.
– Alors…?
Pourquoi est-ce qu'yé si différent debors?
– S'il avait
d'l'air préoccupé ces temps-ci, c'est qu'on approche de la fin d'un cycle solaire. Un démon de ç'te sorte-là est plus susceptible d'être effacée de
l'existence pendant l'une de ces périodes. C'est la raison pour laquelle il devait, tous les jours, se rendre dans le boisé y faire ses rituels pendant des heures afin de se maintenir en vie.
– Y était
donc déjà possédé? Depuis longtemps?
– Oh, ça
faisait certainement très longtemps! À l'âge de dix-sept ans l'homme qui vous a
quitté cette semaine, était allé se droguer avec ses chums dans le boisé proche
de chez vous. Le démon a pas eu de difficulté à s'incorporer dans son corps
dont l'esprit aux facultés affaiblies n'offrait que peu de résistance. Depuis,
il n'avait jamais quitté son hôte, et il revenait toutes les semaines dans ç'te
bois-là pour reprendre ses forces.
– Ça
veut dire que toute ç'te temps-là… celui avec qui j'ai vécu les sept dernières
années de ma vie, l'homme que j'ai aimé…
– Vous l'avez tué.
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