jeudi 14 juin 2012

La Cité des Éclairés – Chapitre 1



            Matt se réveilla avec un terrible mal de tête. Il faut dire qu'il avait fêté fort la veille. Il avait eu un party avec ses chums du cégep et il avait pris sa première brosse.
             –  Où suis-je? se demanda-t-il.
            La confusion régnait dans son esprit. Il en avait perdu des bouts. En plus, il avait passé la nuit à faire des cauchemars. Il ne se rappelait plus beaucoup de ces derniers, mais se souvenait avoir entre autres rêvé qu'il marchait dans une caverne ténébreuse et froide dont les murs suintants semblaient fait d'intestins.
            Après une pareille beuverie, il n'y aurait rien eu d'anormal à ce qu'il se réveille à un endroit insolite, comme le divan ou même le bain de son ami Tony chez qui avait eu lieu le party. Mais au lieu de ça, Matt se réveilla dehors, sous un soleil de plomb. Après avoir pris conscience du fait qu'il était complètement nu, il se redressa et regarda tout autour de lui.
             –  Mais qu'est-ce que je fais ici?
            À perte de vue, dans toutes les directions, ce n'était qu'un désert où ne poussaient que de rares arbustes rabougris. Le sol était fait de boue séchée et craquelée.
             –  Ce sont peut-être mes amis qui m'ont joué un tour? Il me semble que c'est le genre à Tony de faire ça.
            Il n'y avait ni ville ni forêt à l'horizon, seulement une colline totalement chauve de végétation.
             –  Ça ne ressemble pas au mont Saint-Hilaire… Mais où est-ce qu'ils m'ont amené?
            Il se leva péniblement. Son corps lui semblait plus lourd que d'habitude, et ses muscles plus faibles. Du sable lui collait au corps, comme si on l'avait enduit d'une substance visqueuse avant de le coucher dans ce désert, ou alors c'était sa propre transpiration.
             –   C'est bin drôle Tony! cria-t-il. Là chu pogné pour rentrer à la maison à pieds pis tout nu en plus!
            Il passa sa main sur sa tête pour essuyer une goutte de sueur, et constata qu'il n'avait plus de cheveux.
             –   Osti! Vous aviez-tu besoin de me raser la tête en plus?
            Il s'approcha d'un arbuste aussi grand que lui, au feuillage épais. Péniblement et non sans faire usage de ses dents, il parvint à briser l'une de ses longues branches souples. Il la fit passer autour de sa taille et sous sa fourche avant d'en nouer les extrémités pour s'en faire un pagne rudimentaire. Voyant que son nouveau vêtement manquait un peu de pudeur, il lui rajouta une seconde branche.
            À peine eut-il terminé de tresser cette culotte, qu'il sentît une douleur au cou, comme si une guêpe venait de le piquer.

*      *      *

            Comme à chaque matin, la lumière du jour et le chant des oiseaux tirèrent Jade de son sommeil. Mais cette symphonie animalière était en fait un enregistrement qui provenait de son ordinateur. Celui-ci avait une fonction « réveil » qui comprenait un vaste choix de sonneries, et qui faisait en sorte de l'éclairage s'allumait de lui-même mais graduellement, de façon à simuler une aube.
              –  D'accord je me lève…, marmonna Jade en s'adressant à son ordinateur qui, la comprenant, interrompit ses chants d'oiseaux.
            La chambre exiguë avait des murs faits comme des paravents japonais derrière lesquelles provenait un éclairage blanc. Le haut plafond, quant à lui, était illuminé par des halogènes bleu ciel. La pièce n'avait aucune fenêtre, mais l'aération lui procurait en permanence un air aussi pur que si elle eut été en pleine nature. La petite chambre cubique de Jade était identique aux dizaines d'autres que comportaient les résidences de la cité. En dépit de leur aspect minimaliste, les chambres devaient être agréables puisque certains y passaient tout leurs temps libres.
              –  Bon, voyons voir de quoi sera faite ma journée…
            En plus du lit, de la penderie et d'un petit lavabo, le mobilier de cette chambre, qui entrait de justesse dans ce petit espace, comprenait un bureau avec un ordinateur. La première chose que tout citoyen faisait en se levant c'était de se connecter à l'ordinateur pour s'informer des nouvelles du jour, lire le mot du Conseil d'administration et connaître les tâches qui lui seront affectées pour la journée.
              –  Tiens c'est curieux. J'ai reçu un message de l'Ordre des Gardiens. Pourtant…

*      *      *

            La douleur au cou lui faisait mal. Il y passa sa main pour retirer le dard de l'insecte qui l'avait piqué, mais constata alors qu'il s'agissait non pas d'un dard d'insecte mais plutôt d'une fléchette de fabrication humaine.
             –   Tout ça est impossible! hurla Matt à lui-même. Je dois faire un cauchemar.
            Son cou commença à s'engourdir. La fléchette était empoisonnée. Matt aurait eu le temps de fuir pour se cacher avant que le poison ne le paralyse complètement. Mais il resta sur place en se disant :
              –  Tout ceci n'est pas réel. Je suis dans un rêve. Ce désert n'existe pas vraiment. La douleur que j'ai sentie au cou n'est qu'une illusion.
            Le jeune homme s'effondra sur le sol lorsque le poison eut paralysé tout le bas de son corps. D'étranges individus s'attroupèrent rapidement autour de lui. Ils semblaient être en costumes de bains et leur peau était couverte de tatouage à motifs « tribaux ». Les hommes avaient des barbes qu'ils semblaient n'avoir jamais rasées. Tous avaient les cheveux très longs et crasseux.
            Alors que ces gens se saisissaient de lui, Matt demeurait passif et confus en répétant sans cesse : « Est-ce que c'est réel ou est-ce un rêve? Mais comment est-ce que je suis arrivé ici? D'où suis-je venu? »
            Les tatoués lui attachèrent les mains et les pieds à une longue branche de bois. Ils le transportèrent sur plusieurs kilomètres. Alors que certains d'entre eux étaient armés de lances primitives, d'autres tenaient des bâtons de baseball et des barres à clous. Ils se parlaient entre eux dans une langue inconnue, bien que certains semblaient n'émettre que des sons bestiaux et inintelligibles. Manifestement, ces derniers étaient sous l'emprise d'une drogue dure.
            Ces étranges personnages emmenèrent le jeune homme dans une sorte de campement composé de huttes en formes de dômes faites avec des branchages et de la boue séchée. Les effets du poison paralysant eurent le temps de se dissiper complètement lorsque l'on fixa la branche où Matt était attaché à deux poteaux et qu'un des tatoués commença à tenter d'allumer un feu sous lui. Ils allaient le faire cuire.

*      *      *

              –  Dans quelle direction je dois tourner? demanda Azur de sa voix candide.
              –  Mais c'est par là! lui répondit Jade quelque peu impatiente. Tu vois bien la colline, non? Il faut simplement la contourner. L'entrée de la nécropole est de l'autre côté.
            Azur fît donc rouler son volant vers la gauche, puis le petit véhicule motorisé qui transportait les deux jeunes femmes s'aiguilla dans la bonne direction.
              –  Toi ça faisait combien de temps que tu postulais?
              –  Trois ans. Mais je n'arrivais jamais à me démarquer lors des tests. Étrangement, je n'avais pas l'impression de m'être vraiment donné à fond cette année.
             –   Moi c'était mon premier essai, raconta Azur. Je savais pas trop quoi faire de ma vie à vrai dire. J'avais été cueilleuse, un petit bout de temps, puis concierge. Là j'avais envie d'essayer autre chose. De faire des expériences et de voir le monde extérieur.                                                                                                                                                     
            L'Ordre des Gardiens venait d'accepter Jade et Azur parmi ses membres. Elles avaient été mises en équipe ensemble pour accomplir leur première mission. C'était la première fois de leur vie qu'elles sortaient des murs de la cité, il s'agissait là d'un privilège que l'on n'accordait qu'aux gardiens.
            Voulant faire la conversation, Azur demanda :
              –  Qu'est-ce que t'aimes comme musique, toi?
            Les deux jeunes femmes semblaient très différentes; autant physiquement qu'en termes de personnalités. Jade était introvertie, avait des cheveux blonds courts et un corps plutôt maigre. Tandis qu'Azur était une ricaneuse avec une longue chevelure de jais, un corps aux courbes très féminines, et semblait aimer tout le monde.
              –  Tu sais, on n'est pas obligées de parler, expliqua Jade sans même vouloir manquer de tact. J'aime bien le silence.

*      *      *

            Le feu finit par prendre et quelques flammèches léchaient déjà le dos de Matt.
              –  Ok! se dit-il. Peu importe que ce soit un rêve ou pas, peu importe comment je suis arrivé ici, et peu importe si j'y suis coincé pour toujours ou si je vais me réveiller dans mon lit tantôt. L'important c'est que cette douleur je la ressens vraiment et qu'il me faut l'éviter.
            Mais il était bien attaché. Il croyait sa dernière heure venue lorsqu'il entendit un bruit ressemblant à un klaxon. Les tatoués s'agitèrent d'un air paniqué. Deux jeunes femmes surgirent alors. Elles étaient armées de carabines et tiraient dans les airs pour faire peur à ses bourreaux. Elles étaient vêtues différemment de ces derniers et avaient l'air beaucoup plus propres. Alors que les tatoués portaient des genres de maillots de bain en cuir, ces deux jeunes femmes portaient une camisole avec des shorts courts et des gougounes.
              –  Aidez-moi! leur hurla Matt. Ils vont me manger!
            L'une des deux filles vint le libérer. L'autre maintenait ces barbares à distance avec son arme. Une fois qu'il fut débarrassé de ses liens, Matt se mis pleurer ce qui sembla déconcerter les deux jeunes femmes.
              –  Alors qu'est-ce qu'on fait? demanda Azur.
              –  On l'emmène avec nous, répondît Jade. Vite! Avant qu'ils n'essayent de nous attaquer.
              –  Tu es sûre qu'il est bien ce que tu crois?
              –  Qu'importe! Les sages l'observeront et, au pire, si je me suis trompée, ils le relâcheront dans la nature ou l'euthanasieront.
            Alors que Matt ne comprenait strictement rien au langage des tatoués qui avaient essayé de le manger, la langue de ses deux salvatrices lui semblait plus familière, sans qu'elle ne lui soit pour autant compréhensible. Il se dit que ces deux filles parlaient très certainement un dialecte du français, mais il n'arrivait pas à les comprendre. Cela lui rappela la fois où, plus jeune, il était allé aux îles de la Madeleine avec ses parents et qu'un pêcheur Madelinot leur expliquait la pêche au homard. Il savait qu'il parlait français, mais ne comprenait rien à son dialecte.
            Les deux jeunes femmes emmenèrent Matt à leur véhicule. Il s'agissait d'un genre de cart de golf avec un panneau solaire sur le toit. Tous trois s'entassèrent pour entrer dans cette petite voiture, et ils démarrèrent pour repartir vers la cité. Durant le trajet, le jeune homme était en profond questionnement par rapport à ce qui lui était arrivé. Il ne comprenait pas comment il avait pu passer spontanément d'un party chez son ami Tony à un désert peuplé de cannibales.
              «  Peut-être ai-je basculé dans une réalité parallèle? » se dit-il « Mais comment? Une sorte de déchirure de l'espace-temps m'aurait téléporté ici…? Ou peut-être est-ce à cause de l'alcool et des drogues que j'ai prises hier soir? Leur mélange dans mon corps a créé une sorte de cocktail… de potion magique qui a ouvert un vortex dimensionnel dans mon propre organisme et m'a téléporté ici…? Ça n'a aucun sens ce que je dis! Mais même si je ne peux pas savoir comment je suis arrivé ici, le fait est que j'y suis. Et, que je n'ai aucune idée de comment rentrer chez moi, ni même si cela est possible. Ma mère va tellement s'inquiéter! »
            Le modeste véhicule venait de contourner la colline chauve ce qui permit à Matt de contempler l'autre colline qu'elle cachait. Par contraste avec la steppe qui s'étendait à l'infini vers tous les horizons, cette montagne verdissait d'une luxuriante végétation. Sur l'un des versants, il y avait de magnifiques bâtiments d'une blancheur immaculée dont l'architecture semblait inspirée des constructions antiques. D'un autre côté, on trouvait une sorte de dôme rappelant le stade olympique mais sans sa tour. Près du sommet, une pyramide de verre sur laquelle miroitaient les rayons du soleil. Une grappe d'éoliennes entourait la pyramide. Avec leurs hélices blanches, elles évoquaient, vues de loin, un champ de petites fleurs argentées.
              –  Magnifique, fît Matt alors que le véhicule progressait vers la cité.

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