Matt se réveilla avec un terrible
mal de tête. Il faut dire qu'il avait fêté fort la veille. Il avait eu un party
avec ses chums du cégep et il avait pris sa première brosse.
– Où
suis-je? se demanda-t-il.
La confusion régnait dans son
esprit. Il en avait perdu des bouts. En plus, il avait passé la nuit à faire
des cauchemars. Il ne se rappelait plus beaucoup de ces derniers, mais se
souvenait avoir entre autres rêvé qu'il marchait dans une caverne ténébreuse et
froide dont les murs suintants semblaient fait d'intestins.
Après une pareille beuverie, il n'y
aurait rien eu d'anormal à ce qu'il se réveille à un endroit insolite, comme le
divan ou même le bain de son ami Tony chez qui avait eu lieu le party. Mais au
lieu de ça, Matt se réveilla dehors, sous un soleil de plomb. Après avoir pris
conscience du fait qu'il était complètement nu, il se redressa et regarda tout
autour de lui.
– Mais
qu'est-ce que je fais ici?
À perte de vue, dans toutes les
directions, ce n'était qu'un désert où ne poussaient que de rares arbustes
rabougris. Le sol était fait de boue séchée et craquelée.
– Ce
sont peut-être mes amis qui m'ont joué un tour? Il me semble que c'est le genre
à Tony de faire ça.
Il n'y avait ni ville ni forêt à
l'horizon, seulement une colline totalement chauve de végétation.
– Ça ne
ressemble pas au mont Saint-Hilaire… Mais où est-ce qu'ils m'ont amené?
Il se leva péniblement. Son corps
lui semblait plus lourd que d'habitude, et ses muscles plus faibles. Du sable
lui collait au corps, comme si on l'avait enduit d'une substance visqueuse
avant de le coucher dans ce désert, ou alors c'était sa propre transpiration.
– C'est
bin drôle Tony! cria-t-il. Là chu pogné pour rentrer à la maison à pieds pis tout
nu en plus!
Il passa sa main sur sa tête pour
essuyer une goutte de sueur, et constata qu'il n'avait plus de cheveux.
– Osti!
Vous aviez-tu besoin de me raser la tête en plus?
Il s'approcha d'un arbuste aussi
grand que lui, au feuillage épais. Péniblement et non sans faire usage de ses
dents, il parvint à briser l'une de ses longues branches souples. Il la fit
passer autour de sa taille et sous sa fourche avant d'en nouer les extrémités
pour s'en faire un pagne rudimentaire. Voyant que son nouveau vêtement manquait
un peu de pudeur, il lui rajouta une seconde branche.
À peine eut-il terminé de tresser
cette culotte, qu'il sentît une douleur au cou, comme si une guêpe venait de le
piquer.
* *
*
Comme à chaque matin, la lumière du
jour et le chant des oiseaux tirèrent Jade de son sommeil. Mais cette symphonie
animalière était en fait un enregistrement qui provenait de son ordinateur.
Celui-ci avait une fonction « réveil » qui comprenait un vaste choix de
sonneries, et qui faisait en sorte de l'éclairage s'allumait de lui-même mais
graduellement, de façon à simuler une aube.
– D'accord je me lève…, marmonna
Jade en s'adressant à son ordinateur qui, la comprenant, interrompit ses chants
d'oiseaux.
La chambre exiguë avait des murs
faits comme des paravents japonais derrière lesquelles provenait un éclairage
blanc. Le haut plafond, quant à lui, était illuminé par des halogènes bleu
ciel. La pièce n'avait aucune fenêtre, mais l'aération lui procurait en
permanence un air aussi pur que si elle eut été en pleine nature. La petite
chambre cubique de Jade était identique aux dizaines d'autres que comportaient
les résidences de la cité. En dépit de leur aspect minimaliste, les chambres
devaient être agréables puisque certains y passaient tout leurs temps libres.
– Bon, voyons voir de quoi sera
faite ma journée…
En plus du lit, de la penderie et
d'un petit lavabo, le mobilier de cette chambre, qui entrait de justesse dans
ce petit espace, comprenait un bureau avec un ordinateur. La première chose que
tout citoyen faisait en se levant c'était de se connecter à l'ordinateur pour s'informer
des nouvelles du jour, lire le mot du Conseil d'administration et connaître les
tâches qui lui seront affectées pour la journée.
– Tiens c'est curieux. J'ai reçu
un message de l'Ordre des Gardiens. Pourtant…
* *
*
La douleur au cou lui faisait mal.
Il y passa sa main pour retirer le dard de l'insecte qui l'avait piqué, mais
constata alors qu'il s'agissait non pas d'un dard d'insecte mais plutôt d'une
fléchette de fabrication humaine.
– Tout
ça est impossible! hurla Matt à lui-même. Je dois faire un cauchemar.
Son cou commença à s'engourdir. La
fléchette était empoisonnée. Matt aurait eu le temps de fuir pour se cacher
avant que le poison ne le paralyse complètement. Mais il resta sur place en se
disant :
– Tout ceci n'est pas réel. Je suis dans un
rêve. Ce désert n'existe pas vraiment. La douleur que j'ai sentie au cou n'est
qu'une illusion.
Le jeune homme s'effondra sur le sol
lorsque le poison eut paralysé tout le bas de son corps. D'étranges individus
s'attroupèrent rapidement autour de lui. Ils semblaient être en costumes de
bains et leur peau était couverte de tatouage à motifs « tribaux ».
Les hommes avaient des barbes qu'ils semblaient n'avoir jamais rasées. Tous
avaient les cheveux très longs et crasseux.
Alors que ces gens se saisissaient
de lui, Matt demeurait passif et confus en répétant sans cesse :
« Est-ce que c'est réel ou est-ce un rêve? Mais comment est-ce que je suis
arrivé ici? D'où suis-je venu? »
Les tatoués lui attachèrent les
mains et les pieds à une longue branche de bois. Ils le transportèrent sur
plusieurs kilomètres. Alors que certains d'entre eux étaient armés de lances
primitives, d'autres tenaient des bâtons de baseball et des barres à clous. Ils
se parlaient entre eux dans une langue inconnue, bien que certains semblaient
n'émettre que des sons bestiaux et inintelligibles. Manifestement, ces derniers
étaient sous l'emprise d'une drogue dure.
Ces étranges personnages emmenèrent
le jeune homme dans une sorte de campement composé de huttes en formes de dômes
faites avec des branchages et de la boue séchée. Les effets du poison
paralysant eurent le temps de se dissiper complètement lorsque l'on fixa la
branche où Matt était attaché à deux poteaux et qu'un des tatoués commença à
tenter d'allumer un feu sous lui. Ils allaient le faire cuire.
* *
*
– Dans quelle direction je dois
tourner? demanda Azur de sa voix candide.
– Mais c'est par là! lui répondit
Jade quelque peu impatiente. Tu vois bien la colline, non? Il faut simplement
la contourner. L'entrée de la nécropole est de l'autre côté.
Azur fît donc rouler son volant vers
la gauche, puis le petit véhicule motorisé qui transportait les deux jeunes
femmes s'aiguilla dans la bonne direction.
– Toi ça faisait combien de temps
que tu postulais?
– Trois ans. Mais je n'arrivais
jamais à me démarquer lors des tests. Étrangement, je n'avais pas l'impression
de m'être vraiment donné à fond cette année.
– Moi
c'était mon premier essai, raconta Azur. Je savais pas trop quoi faire de ma
vie à vrai dire. J'avais été cueilleuse, un petit bout de temps, puis concierge.
Là j'avais envie d'essayer autre chose. De faire des expériences et de voir le
monde extérieur.
L'Ordre des Gardiens venait
d'accepter Jade et Azur parmi ses membres. Elles avaient été mises en équipe
ensemble pour accomplir leur première mission. C'était la première fois de leur
vie qu'elles sortaient des murs de la cité, il s'agissait là d'un privilège que
l'on n'accordait qu'aux gardiens.
Voulant faire la conversation, Azur
demanda :
– Qu'est-ce que t'aimes comme musique,
toi?
Les deux jeunes femmes semblaient
très différentes; autant physiquement qu'en termes de personnalités. Jade était
introvertie, avait des cheveux blonds courts et un corps plutôt maigre. Tandis
qu'Azur était une ricaneuse avec une longue chevelure de jais, un corps aux
courbes très féminines, et semblait aimer tout le monde.
– Tu sais, on n'est pas obligées
de parler, expliqua Jade sans même vouloir manquer de tact. J'aime bien le
silence.
* *
*
Le feu finit par prendre et quelques
flammèches léchaient déjà le dos de Matt.
– Ok! se dit-il. Peu importe que
ce soit un rêve ou pas, peu importe comment je suis arrivé ici, et peu importe
si j'y suis coincé pour toujours ou si je vais me réveiller dans mon lit
tantôt. L'important c'est que cette douleur je la ressens vraiment et qu'il me
faut l'éviter.
Mais il était bien attaché. Il
croyait sa dernière heure venue lorsqu'il entendit un bruit ressemblant à un
klaxon. Les tatoués s'agitèrent d'un air paniqué. Deux jeunes femmes surgirent
alors. Elles étaient armées de carabines et tiraient dans les airs pour faire
peur à ses bourreaux. Elles étaient vêtues différemment de ces derniers et
avaient l'air beaucoup plus propres. Alors que les tatoués portaient des genres
de maillots de bain en cuir, ces deux jeunes femmes portaient une camisole avec
des shorts courts et des gougounes.
– Aidez-moi! leur hurla Matt. Ils vont me
manger!
L'une des deux filles vint le libérer.
L'autre maintenait ces barbares à distance avec son arme. Une fois qu'il fut
débarrassé de ses liens, Matt se mis pleurer ce qui sembla déconcerter les deux
jeunes femmes.
– Alors qu'est-ce qu'on fait?
demanda Azur.
– On l'emmène avec nous, répondît
Jade. Vite! Avant qu'ils n'essayent de nous attaquer.
– Tu es sûre qu'il est bien ce que
tu crois?
– Qu'importe! Les sages
l'observeront et, au pire, si je me suis trompée, ils le relâcheront dans la
nature ou l'euthanasieront.
Alors que Matt ne comprenait
strictement rien au langage des tatoués qui avaient essayé de le manger, la
langue de ses deux salvatrices lui semblait plus familière, sans qu'elle ne lui
soit pour autant compréhensible. Il se dit que ces deux filles parlaient très
certainement un dialecte du français, mais il n'arrivait pas à les comprendre.
Cela lui rappela la fois où, plus jeune, il était allé aux îles de la Madeleine
avec ses parents et qu'un pêcheur Madelinot leur expliquait la pêche au homard.
Il savait qu'il parlait français, mais ne comprenait rien à son dialecte.
Les deux jeunes femmes emmenèrent
Matt à leur véhicule. Il s'agissait d'un genre de cart de golf avec un panneau
solaire sur le toit. Tous trois s'entassèrent pour entrer dans cette petite
voiture, et ils démarrèrent pour repartir vers la cité. Durant le trajet, le
jeune homme était en profond questionnement par rapport à ce qui lui était
arrivé. Il ne comprenait pas comment il avait pu passer spontanément d'un party
chez son ami Tony à un désert peuplé de cannibales.
« Peut-être ai-je basculé dans une
réalité parallèle? » se dit-il « Mais comment? Une sorte de déchirure de
l'espace-temps m'aurait téléporté ici…? Ou peut-être est-ce à cause de l'alcool
et des drogues que j'ai prises hier soir? Leur mélange dans mon corps a créé
une sorte de cocktail… de potion magique qui a ouvert un vortex dimensionnel
dans mon propre organisme et m'a téléporté ici…? Ça n'a aucun sens ce que je
dis! Mais même si je ne peux pas savoir comment je suis arrivé ici, le fait est
que j'y suis. Et, que je n'ai aucune idée de comment rentrer chez moi, ni même
si cela est possible. Ma mère va tellement s'inquiéter! »
Le modeste véhicule venait de
contourner la colline chauve ce qui permit à Matt de contempler l'autre colline
qu'elle cachait. Par contraste avec la steppe qui s'étendait à l'infini vers tous
les horizons, cette montagne verdissait d'une luxuriante végétation. Sur l'un
des versants, il y avait de magnifiques bâtiments d'une blancheur immaculée
dont l'architecture semblait inspirée des constructions antiques. D'un autre
côté, on trouvait une sorte de dôme rappelant le stade olympique mais sans sa
tour. Près du sommet, une pyramide de verre sur laquelle miroitaient les rayons
du soleil. Une grappe d'éoliennes entourait la pyramide. Avec leurs hélices
blanches, elles évoquaient, vues de loin, un champ de petites fleurs argentées.
– Magnifique, fît Matt alors que
le véhicule progressait vers la cité.
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